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36 jours en mer : récit des naufragés qui ont survécu aux hallucinations, à la soif et au désespoir

FASS BOYE, Senegal (AP) — Un mois s’est Ă©coulĂ© lorsque les quatre premiers hommes ont dĂ©cidĂ© de sauter. D’innombrables cargos sont passĂ©s Ă  cĂŽtĂ© d’eux, pourtant personne n’est venu Ă  leur secours. Ils n’avaient plus de carburant.
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Papa Dieye, 19 ans, au centre à droite, parle à son pÚre, Badara Dieye, alors qu'ils regardent des photos de son sauvetage sur un téléphone portable, entourés d'autres membres de la famille à Diogo, au Sénégal, le lundi 28 août 2023. (AP Photo/Felipe Dana)

FASS BOYE, Senegal (AP) — Un mois s’est Ă©coulĂ© lorsque les quatre premiers hommes ont dĂ©cidĂ© de sauter.

D’innombrables cargos sont passĂ©s Ă  cĂŽtĂ© d’eux, pourtant personne n’est venu Ă  leur secours. Ils n’avaient plus de carburant. La faim et la soif Ă©taient insoutenables. Des dizaines de personnes sont dĂ©jĂ  mortes, dont le capitaine.

Le voyage de Fass Boye, petit village de pĂȘche sĂ©nĂ©galaise en difficultĂ© Ă©conomique, jusqu’aux Ăźles Canaries en Espagne, porte d’entrĂ©e de l’Union europĂ©enne oĂč ils espĂ©raient trouver du travail, Ă©tait censĂ© durer une semaine. Mais plus d’un mois plus tard, le bateau en bois transportant 101 hommes et garçons s’éloignait de plus en plus de la destination prĂ©vue.

Aucune terre n’est en vue. Pourtant, les quatre hommes croient, ou hallucinent, qu’ils peuvent nager jusqu’au rivage. Rester sur le bateau «maudit», pensaient-ils, Ă©tait une condamnation Ă  mort. Ils ont ramassĂ© des rĂ©cipients d’eau vides et des planches de bois, tout ce qui pouvait les aider Ă  flotter.

Puis, un par un, ils ont sauté.

Dans les jours suivants, des dizaines d’autres feraient de mĂȘme avant de disparaĂźtre dans l’ocĂ©an. Il y avait ceux qui ont choisi de rester dans le bateau et ceux qui n’ont pas eu le choix, qui n’avaient plus la force de bouger. Ils dĂ©pĂ©rissent sous un vent assourdissant et un soleil implacable.

Les migrants qui se trouvaient encore sur le bateau regardaient pendant que leurs frĂšres s’affaiblissaient. Ceux qui sont morts Ă  bord Ă©taient jetĂ©s dans l’ocĂ©an jusqu’à ce que les survivants n’aient plus d’énergie. Les corps ont alors commencĂ© Ă  s’accumuler sur le pont.

Enfin, le jour 36, un navire de pĂȘche espagnol les a repĂ©rĂ©s. C’était le 14 aoĂ»t 2023, et ils se trouvaient Ă  290 km (180 miles) au nord-est du Cap-Vert, le dernier groupe d’üles de l’ocĂ©an Atlantique central oriental avant le vaste nĂ©ant bleu qui sĂ©pare l’Afrique de l’Ouest des CaraĂŻbes.

Pour 38 hommes et garçons, c’était le salut. Pour les 63 autres, il Ă©tait trop tard.

Trop souvent, les migrants disparaissent sans laisser de traces, sans témoins, sans mémoire.

Alors que le nombre de personnes quittant le SĂ©nĂ©gal pour l’Espagne cette annĂ©e a atteint un niveau record, l’AP s’est entretenu avec des dizaines de survivants, de sauveteurs, de travailleurs humanitaires et de responsables pour comprendre ce que les hommes ont endurĂ© en mer et pourquoi, malgrĂ© leur expĂ©rience traumatisante, beaucoup sont prĂȘts Ă  risquer Ă  nouveau leur vie.

Leur histoire offre une rare chronique de ce qu’il advient des personnes perdues sur cette route migratoire pĂ©rilleuse de l’Afrique de l’Ouest vers l’Europe.

«ENTRE LES MAINS DE DIEU»

Papa Dieye terminait ses priĂšres de 17 heures avant de monter Ă  bord d’une pirogue peinte de couleurs vives dans la ville cĂŽtiĂšre sĂ©nĂ©galaise de Fass Boye. Le jeune pĂȘcheur de 19 ans s’est rendu Ă  l’avant du grand bateau en bois et s’assit Ă  la proue.

Mais Dieye n’allait pas travailler ce soir du 10 juillet. Cette fois, avec des dizaines de proches et d’amis, il partait pour de bon.

Comme d’autres pĂȘcheurs locaux, Dieye luttait pour survivre avec des revenus d’environ 20 000 francs CFA ($33) par mois.

«Il n’y a plus de poisson dans l’ocĂ©an», dĂ©plore Dieye.

Des annĂ©es de surpĂȘche par de grands navires industriels venus d’Europe, de Chine et de Russie ont anĂ©anti les moyens de subsistance des pĂȘcheurs sĂ©nĂ©galais, rĂ©duisant leurs prises, autrefois abondantes, Ă  quelques petites caisses de poisson,s’ils avaient de la chance, les poussant Ă  prendre des mesures dĂ©sespĂ©rĂ©es.

En tant que marins expĂ©rimentĂ©s, ils savaient Ă  quel point l’Atlantique pouvait ĂȘtre indocile. Pourtant, ils ne craignaient pas l’ocĂ©an. Leur destin, disent beaucoup d’entre eux, Ă©tait «entre les mains de Dieu».

Chaque jeune homme comme Dieye connaĂźt quelqu’un qui a rĂ©ussi Ă  atteindre l’Espagne et qui a envoyĂ© des fonds pour soutenir ses proches. «Nous voulons travailler pour construire des maisons pour nos mĂšres, nos petits frĂšres et nos petites sƓurs» , explique-t-il.

De mauvais prĂ©sages ont assombri le voyage dĂšs le dĂ©part. Sous le poids collectif de 150 personnes et de nombreux litres de carburant, de nourriture et d’eau, le bateau peinait Ă  partir.

«Nous n’étions mĂȘme pas sĂ»rs de pouvoir prendre le dĂ©part, tellement (la pirogue) Ă©tait lourde», se souvient Dieye. Des dizaines de retardataires ont reçu l’ordre de quitter le bateau. On procĂ©da alors Ă  un dernier comptage de tĂȘtes : Cent un hommes et garçons Ă©taient dĂ©sormais en route pour l’Espagne.

Les premiers jours, ils naviguent lentement mais sans encombre. Ils boivent du cafĂ© instantanĂ© et mangent des biscuits le matin, du couscous et de l’eau l’aprĂšs-midi. Ils parlent des raisons de leur dĂ©part et partagent leurs attentes quant Ă  la vie en Europe.

Vers le jour cinq, les vents ont tournĂ©, repoussant le bateau d’oĂč il Ă©tait parti.

«Nous avons cru que la pirogue allait se briser», se rappelle Dieye.

«Au milieu de la mer, le vent a créé deux ocĂ©ans» dit-il en montrant de ses mains les courants qui tourbillonnent dans des directions opposĂ©es. Incapable d’avancer, le capitaine arrĂȘtait le moteur Ă  plusieurs reprises et attendait que les vents se calment. «Nous avons perdu six jours comme ça».

La tension monte Ă  bord. «C’est alors que les problĂšmes ont commencé» explique Ngouda Boye, 30 ans, un autre pĂȘcheur de Fass Boye.

Certains passagers insistaient qu’ils devraient retourner au SĂ©nĂ©gal. D’autres, dont le capitaine, voulaient continuer.

PLUS DE CARBURANT

«Alors que nous pouvions presque voir l’Espagne, nous sommes tombĂ©s en panne de carburant», raconte Dieye. C’était le jour 10.

«La déception se lisait sur tous nos visages», se souvient Boye.

Ils ont improvisĂ© des rames avec des planches de bois et se sont relayĂ©s pendant des jours. Mais cela n’a servi Ă  rien. Les vents du nord-est contrĂŽlaient leur destin et les Ă©loignaient de leur destination.

À Fass Boye, les proches commençaient Ă  s’inquiĂ©ter. Le voyage de 1 500 kilomĂštres entre le SĂ©nĂ©gal et les Canaries dure normalement une semaine. Dix jours plus tard, ils n’avaient toujours aucune nouvelle.

Les familles des migrants ainsi que des militants ont alors commencĂ© Ă  demander aux autoritĂ©s espagnoles et sĂ©nĂ©galaises de lancer des missions de recherche et de sauvetage. Le frĂšre d’un migrant qui vivait en Espagne a dĂ©posĂ© un avis de disparition auprĂšs de la police.

Leur bateau, comme tant d’autres qui ont quittĂ© le SĂ©nĂ©gal cette annĂ©e, empruntait une route plus longue et plus dangereuse pour tenter d’échapper aux autoritĂ©s qui patrouillent le long de la cĂŽte ouest-africaine. Cette stratĂ©gie risquĂ©e s’est avĂ©rĂ©e payante pour beaucoup : Les arrivĂ©es de migrants aux Canaries ont atteint le chiffre record de 36 000 personnes cette annĂ©e, soit plus du double de l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente.

Pour d’autres, le voyage migratoire s’est terminĂ© en tragĂ©die. Bien qu’il n’existe pas de chiffres prĂ©cis sur le nombre de dĂ©cĂšs, des bateaux entiers ont disparu dans l’Atlantique, devenant ce que l’on appelle des «naufrages invisibles». Lorsque les corps s’échouent sur le rivage, ils sont souvent enterrĂ©s dans des tombes anonymes.

Les autoritĂ©s espagnoles survolent rĂ©guliĂšrement une vaste zone de l’Atlantique entre l’Afrique de l’Ouest et les Ăźles Canaries Ă  la recherche de migrants Ă©garĂ©s. Mais les vastes distances, les conditions mĂ©tĂ©orologiques instables et les embarcations relativement petites font qu’ils passent facilement inaperçus.

«Imaginez que vous cherchiez une voiture dans une zone qui fait 1,5 fois la taille de l’Espagne continentale» explique Manuel Barroso, qui dirige le centre de coordination national du service de sauvetage maritime espagnol. «Nous pouvons mĂȘme survoler directement au-dessus (d’un navire) sans mĂȘme le voir Ă  cause des nuages».

Les hommes Ă  bord de la pirogue Ă©taient perdus. Mais ils n’étaient pas seuls.

D’énormes cargos passaient devant eux presque tous les jours, leur sillage faisant tanguer le petit bateau de bois. Pourtant, personne n’est venu Ă  leur secours.

«Quand nous les avons vus, nous avons criĂ© jusqu’à ce que nous n’ayons plus de force», se souvient Dieye.

Chaque fois qu’ils apercevaient un navire, ils rassemblaient leurs affaires, s’attendant Ă  ĂȘtre sauvĂ©s, pour se rendre compte quelques instants plus tard que les navires ne venaient pas pour eux. Boye se souvient des drapeaux espagnols, russes et brĂ©siliens que faisaient voler certains navires commerciaux.

Fernando Ncula, un autre survivant, se souvient d’un bateau chinois qui a failli les Ă©craser. Il a vu des gens sur le pont qui les observaient.

«Je n’arrivais pas Ă  y croire. Je me suis dit : pourquoi ne nous ont-ils pas aidĂ©s ?» Ncula s’interroge encore.

Selon le droit international, les capitaines sont tenus de «porter assistance à toute personne trouvée en mer et risquant de se perdre». Mais cette loi est difficile à appliquer.

Depuis des annĂ©es, les dirigeants europĂ©ens se disputent pour savoir qui doit prendre en charge les migrants secourus en mer. RĂ©sultat : de nombreuses impasses, les navires marchands Ă©tant parfois coincĂ©s entre les confrontations. Contrairement Ă  ce qui se passe en MĂ©diterranĂ©e, aucun bateau ou avion humanitaire ne surveille cette vaste Ă©tendue de l’ocĂ©an Atlantique. Le hasard dĂ©cide du sort des migrants.

LA PREMIÈRE MORT

Il n’a pas fallu longtemps aprĂšs la panne de carburant pour que les passagers commencent Ă  pointer du doigt le capitaine. Contrairement Ă  la plupart des autres, il n’est pas originaire de Fass Boye, mais d’un autre village de pĂȘcheurs sĂ©nĂ©galais, Joal.

Les migrants s’énervaient de plus en plus face Ă  l’incapacitĂ© du capitaine Ă  les amener Ă  destination. Pour ne rien arranger, il a commencĂ© Ă  se comporter bizarrement d’une maniĂšre qui les a effrayĂ©s.

Le capitaine a menacĂ© de «nous abandonner», raconte Dieye. Lorsqu’ils ont suggĂ©rĂ© de faire demi-tour, «il a insistĂ© : Non, seulement l’Espagne !».

«Il faisait des choses comme un marabout. Il parlait en charabia» raconte Dieye. La croyance en la sorcellerie et le pouvoir des malĂ©dictions sont trĂšs rĂ©pandus en Afrique de l’Ouest. Il est possible que le capitaine hallucinait, mais certains Ă  bord pensent qu’il Ă©tait possĂ©dĂ© par des esprits malĂ©fiques.

«Finalement, ils l’ont attaché», raconte Dieye.

«Il fût le premier à mourir».

Dieye affirme qu’il ne connaissait ni le nom du capitaine ni celui des personnes qui l’ont agressĂ©. Ncula se souvient Ă©galement d’avoir vu le capitaine agressĂ© et ligotĂ© par d’autres personnes Ă  bord. AprĂšs cela, le capitaine «disparĂ»t».

Un troisiÚme survivant, Moustafa Diallo, 28 ans, confirme que le capitaine a été le premier à mourir, plusieurs jours avant les autres.

SURVIE

Au cours de leur troisiĂšme semaine, les hommes Ă©puisĂšrent leurs stocks d’eau.

Dieye et d’autres diluĂšrent les derniĂšres bouteilles d’eau potable avec de l’eau de mer pour les faire durer plus longtemps. Mais cette eau s’est rapidement Ă©puisĂ©e elle aussi. Il ne leur restait plus que l’ocĂ©an.

«L’eau de mer n’est pas facile Ă  boire», explique Bathie Gaye, un survivant de 31 ans originaire de Diogo Sur Mer au SĂ©nĂ©gal. «Chaque fois que j’en buvais, je vomissais».

L’eau salĂ©e est nocive pour les reins et aggrave encore la dĂ©shydratation. Ceux qui ont tentĂ© d’étancher leur soif avec cette eau ont fini par mourir. Ceux qui ne buvaient que de minuscules gorgĂ©es survivaient.

Parfois, ils rĂ©chauffaient l’eau de mer et y ajoutaient du cafĂ© instantanĂ© ou des restes de biscuits qu’ils avaient soigneusement rationnĂ©s.

La faim les torturait autant que la soif. Dieye se souvient de la douleur que lui causaient ses cĂŽtes saillantes lorsqu’il s’asseyait. Avec un petit filet, ils ont essayĂ© d’attraper des poissons. Mais ce n’était pas suffisant. De nombreuses personnes moururent.

Un jour, des tortues sont apparues autour de leur bateau. Voraces et dĂ©sespĂ©rĂ©s, deux hommes se sont jetĂ©s Ă  l’eau pour les attraper, raconte Dieye. Seul l’un d’entre eux a rĂ©ussi et est revenu avec la prise, tandis que l’autre a luttĂ© pour revenir Ă  la nage. Ils lui ont lancĂ© une corde, mais le vent l’a emportĂ©e dans l’autre sens.

«Il a nagĂ© jusqu’à ce que nous ne puissions plus le voir», raconte Dieye.

Boye se souvient diffĂ©remment : ils ont attrapĂ© la tortue depuis l’intĂ©rieur du bateau. Quoi qu’il en soit, la viande de tortue n’a fait que les faire vomir, les affaiblissant encore plus et les rapprochant de la mort.

«Parfois, je m’asseyais sur le rebord de la pirogue», se souvient Gaye, «ainsi, si je mourais, je n’avais pas Ă  fatiguer les autres — ils n’avaient qu’à me pousser».

UN ÉTRANGER À BORD

Ncula, un ouvrier agricole saisonnier de 22 ans originaire de GuinĂ©e-Bissau, avait essayĂ© d’économiser de l’argent en travaillant dans les champs de Fass Boye avant de monter Ă  bord de la pirogue condamnĂ©e. Mais les 150 000 francs CFA - environ $250 - qu’il a gagnĂ©s en plusieurs mois n’étaient pas suffisants pour subvenir aux besoins de ses jeunes frĂšres et sƓurs.

Lorsque l’occasion d’embarquer pour l’Espagne s’est prĂ©sentĂ©e, il a demandĂ© Ă  son frĂšre aĂźnĂ© de vendre les vaches de la famille pour l’aider Ă  payer les 400 000 francs CFA ($665) d’une place, soit prĂšs de ce qu’il gagnerait en un an. La famille considĂ©rait cela comme un investissement.

Ncula et un autre ami bissau-guinéen, Sadja Mané, étaient les deux seuls étrangers à bord. Ncula ne parlait pas le wolof, la langue la plus parlée au Sénégal, que la plupart des hommes sur le bateau utilisaient pour converser. Il est donc resté aux cÎtés de Mané, qui vivait au Sénégal depuis des années et pouvait traduire.

Mané a fini par succomber à la soif et à la faim. Il est mort aux alentours du 25Úme jour, se souvient son ami.

MĂȘme Ă  ce moment-lĂ , Ncula est restĂ© prĂšs de son corps. S’ils Ă©taient sauvĂ©s, pensait-il, il enterrerait ManĂ©.

Mais lorsque Ncula a ouvert les yeux le lendemain matin, le corps de son ami avait disparu. D’autres l’avaient jetĂ© dans l’ocĂ©an. Il commençait Ă  ĂȘtre terrifiĂ© Ă  l’idĂ©e d’ĂȘtre lui aussi jetĂ© par-dessus bord.

«Je n’arrivais pas Ă  dormir tellement j’avais peur», raconte-t-il.

Il craignait que quelqu’un ne le tue dans un moment de colĂšre ou de dĂ©sespoir. Il resta dans son coin, essayant de survivre aussi discrĂštement que possible. AprĂšs tout, c’était le dernier Ă©tranger Ă  bord.

Finalement, l’attention se porta vers lui.

«Pourquoi n’es-tu pas fatiguĂ© comme les autres ?» Ncula se souvient d’avoir Ă©tĂ© interrogĂ©, alors qu’il Ă©tait certain d’ĂȘtre aussi Ă©puisĂ©, dĂ©shydratĂ© et affamĂ© que les autres. Pensaient-ils que lui aussi Ă©tait maudit ?

«Ils m’ont attachĂ© autour de la poitrine. Ils m’ont attachĂ© autour du cou. Ils m’ont attachĂ© par les pieds» se souvient M. Ncula. Au moment de l’entretien, il portait encore des cicatrices dans le dos et sur la poitrine. Ses pieds Ă©taient enflĂ©s. Ses articulations lui faisaient mal.

Ncula raconte qu’il est restĂ© attachĂ© pendant deux jours, vĂȘtu uniquement d’un caleçon. Incapable de bouger et privĂ© d’eau et de nourriture, il fluctuait entre conscience et inconscience. Un homme plus ĂągĂ© qui se trouvait Ă  bord finit par avoir pitiĂ© de lui et le libĂ©ra. Son sauveur a fini par mourir lui aussi, raconte Ncula.

Les autres survivants ne pouvaient confirmer que Ncula Ă©tait attachĂ©. Certains disent qu’il Ă©tait difficile de tout voir et de tout retenir, et qu’il Ă©tait difficile de distinguer la rĂ©alitĂ© des hallucinations.

LE DÉSESPOIR

Les journĂ©es Ă©taient longues, chaudes et pĂ©nibles. Ils trempeaient leurs vĂȘtements dans l’eau de mer pour se rafraĂźchir, mais «quelques minutes plus tard, ils Ă©taient secs» se souvient Dieye.

Les nuits Ă©taient pires. Dans l’obscuritĂ©, les hurlements du vent Ă©taient interrompus par les pleurs, les cris et les haut-le-cƓur de ceux qui souffraient Ă  bord.

«Il arrive un moment oĂč l’on ne peut mĂȘme plus penser aux autres» raconte Dieye. «Vous ne pensez qu’à vous et vous prĂ©parer Ă  mourir».

La mort semblait inĂ©vitable, et l’attendre Ă©tait insupportable. Au bout d’un mois, les gens commençaient Ă  sauter dans une tentative dĂ©sespĂ©rĂ©e de nager jusqu’à terre ou peut-ĂȘtre pour mettre fin Ă  leurs souffrances.

D’abord, il y en a eu quatre. Un jour ou deux plus tard, 10 autres. Puis une douzaine.

«Lorsque nous avons compté le nombre de personnes qui avaient sauté, il y en avait plus de 30», raconte Dieye.

Ils nageaient en disant : «Je sors ! Je sors !» Ncula se souvient. «Je suis restĂ© assis parce que je n’avais plus aucune force».

Ceux qui sont restĂ©s Ă  bord regardent avec angoisse les nageurs disparaĂźtre Ă  l’horizon.

Certains ont coulé devant eux.

Gaye pense qu’à ce moment-lĂ , beaucoup ont «perdu la tĂȘte».

DES LUMIÈRES DANS LE CIEL

Deux nuits aprĂšs le saut des derniers hommes, des lumiĂšres sont apparues dans le ciel. Les personnes rĂ©veillĂ©es ont rapidement allumĂ© leurs smartphones et activĂ© les lampes de poche de leurs appareils, en les agitant en l’air. En l’absence de rĂ©ception cellulaire au milieu de l’ocĂ©an, ils avaient gardĂ© leurs tĂ©lĂ©phones Ă©teints pendant le voyage pour Ă©conomiser la batterie.

Rien ne s’est produit dans un premier temps. Ils Ă©taient encore ignorĂ©s, du moins le pensaient-ils.

De l’autre cĂŽtĂ© des feux se trouvait le Zillarri, un thonier espagnol au drapeau bĂ©lizien.

Abdou Aziz Niang, un mĂ©canicien sĂ©nĂ©galais travaillant sur le navire, Ă©tait presque endormi lorsqu’un des matelots l’a appelĂ©. Il y a une pirogue lĂ -bas, lui dit-il. «C’est impossible, ici c’est trop loin», rĂ©pond Niang.

Alors que le soleil se lĂšve, les membres de l’équipage sortent Ă  nouveau leurs jumelles. Il s’agit bien d’une pirogue et il y a des gens Ă  bord.

«Ils sont fin! Je regarde les yeux, les dents avec les os seulement», se souvient Niang. Niang presse le capitaine d’aller plus vite.

De retour sur la pirogue, Dieye se lave le visage lorsqu’il voit les Zillarri s’approcher d’eux.

«Vous faites quoi ici ?» Niang, le SĂ©nĂ©galais de l’équipage, leur crie en wolof.

«On a quitté le Senegal, on a eu des problÚmes», répondent les hommes.

«Ça fait combien de temps vous ĂȘtes la ?» demande Niang.

36 jours.

Ces hommes, qui fuyaient vers l’Europe parce que la surpĂȘche industrielle avait rendu leurs moyens de subsistance intenables, ont Ă©tĂ© secourus par un navire de pĂȘche europĂ©en.

Le Zillarri a encerclĂ© les migrants et l’équipage a lancĂ© des bouteilles d’eau. Les survivants se ruĂšrent pour les attraper.

ConformĂ©ment au protocole, le capitaine espagnol alerta le Centre de coordination des secours maritimes de l’Espagne au sujet des migrants en dĂ©tresse et communiqua leurs coordonnĂ©es. Pendant ce temps, Niang appelle la marine sĂ©nĂ©galaise. Des heures se sont Ă©coulĂ©es pendant que les autoritĂ©s espagnoles, cap-verdiennes et sĂ©nĂ©galaises communiquaient et que le capitaine attendait des instructions. Pendant ce temps, Niang fĂ»t tĂ©moin de la mort d’autres personnes Ă  bord.

Enfin, le navire reçut des instructions : Amener les personnes sauvĂ©es au port le plus proche, Palmeira, sur l’üle de Sal au Cap-Vert, Ă  290 km (180 miles) de lĂ .

L’équipage attacha des cordes au bateau et commença Ă  le remorquer vers le rivage.

Soudain, la pirogue, pourrie par son long voyage en mer, commença Ă  se disloquer. Le remorquage ne fonctionnant pas, le bateau espagnol a commencĂ© Ă  remonter la pirogue et Ă  tirer les survivants vers le Zillarri. Il s’agissait ensuite de rĂ©cupĂ©rer les corps des morts.

MalgrĂ© leurs efforts, l’un des rescapĂ©s, un adolescent, mourut avant d’atteindre le rivage. Il gisait raide Ă  cĂŽtĂ© des autres, les yeux et la bouche ouverts. Niang lui donna un coup de main et se rendit compte que le garçon ne se rĂ©veillait pas. «Il vient de mourir, c’est incroyable !” Niang s’écria dans une vidĂ©o qu’il a enregistrĂ© sur son tĂ©lĂ©phone portable.

Les survivants ont Ă©tĂ© allongĂ©s sur le pont, sur des filets de pĂȘche, et ont reçu de la nourriture et de l’eau. L’équipage les a recouverts de bĂąches bleues. À peine capables de bouger, certains sous le choc de l’épreuve, ils se blottirent les uns contre les autres pendant la nuit.

Lorsqu’ils sont arrivĂ©s le lendemain matin Ă  Palmeira, des soldats en uniforme et des volontaires de la Croix-Rouge ont aidĂ© les 38 survivants vacillants Ă  quitter le Zillarri. Certains ont dĂ» ĂȘtre transportĂ©s sur des civiĂšres. Sous une tente, des secouristes les ont mis sous perfusion. Quelques-uns ont Ă©tĂ© hospitalisĂ©s. Ils n’étaient que peau sur os.

À l’aide d’une grue et d’un filet de pĂȘche, l’équipage du Zillarri souleva un paquet de corps du pont supĂ©rieur et les transfĂ©ra sur l’asphalte. Ils seraient identifiĂ©s plus tard : Amsa Sarr, Ndiaga Diop, Pape Mboro, Maguette Dieye, Bogal Thiam, Adama Sall et Pape Sow.

Sur les 63 personnes dĂ©cĂ©dĂ©es au cours de ce voyage Ă©prouvant, seules sept ont Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ©es et enterrĂ©es au Cap-Vert. Les autres sont restĂ©s dans l’Atlantique.

Les survivants n’ont pas pu se rĂ©jouir. Ils Ă©taient en vie, certes. Mais Ă  quel prix ? Des proches avaient investi financiĂšrement pour leur odyssĂ©e vers l’Europe, vendant des biens pour payer leur voyage, espĂ©rant que les jeunes hommes trouveraient un emploi et leur enverraient de l’argent. Au lieu de cela, ils sont revenus Ă  la case dĂ©part. Ils reviennent les mains vides et avec de terribles nouvelles. Comment annonceraient-ils la perte de tant de frĂšres ? Qui soutiendra les parents, les veuves et les enfants des dĂ©funts ?

Dans l’attente de leur rapatriement au SĂ©nĂ©gal, les migrants, dont des mineurs, ont Ă©tĂ© enfermĂ©s par les autoritĂ©s dans une Ă©cole. Pendant une semaine, ils dormaient sur des matelas posĂ©s Ă  mĂȘme le sol.

Dans la salle de classe transformĂ©e en cafĂ©tĂ©ria, les survivants faisaient passer le tĂ©lĂ©phone portable d’un bĂ©nĂ©vole d’une main Ă  l’autre sur trois longues tables. Ils sanglotaient et respiraient profondĂ©ment en regardant une vidĂ©o partagĂ©e sur WhatsApp par l’un de leurs proches restĂ©s au pays ; il s’agit d’un diaporama des personnes dĂ©cĂ©dĂ©es, sur fond de musique sĂ©nĂ©galaise mĂ©lancolique.

RETOUR À LA MAISON

Les survivants ont Ă©tĂ© ramenĂ©s Ă  Dakar le 21 aoĂ»t Ă  bord d’un avion militaire. Chacun reçut 25 000 francs CFA ($40) puis renvoyĂ© chez lui.

Leur cas fĂźt la une des journaux internationaux et a suscitĂ© un dĂ©bat Ă  la tĂ©lĂ©vision sĂ©nĂ©galaise sur le coĂ»t de la «migration clandestine». Une gĂ©nĂ©ration entiĂšre de jeunes hommes, mais aussi de femmes et d’enfants, meurent en mer ou chavirent le long de la cĂŽte nord-ouest de l’Afrique.

Alors mĂȘme que leur histoire se rĂ©pandait, des milliers d’autres migrants montaient Ă  bord d’embarcations de fortune Ă  destination des Ăźles Canaries. Les pirogues sĂ©nĂ©galaises, parfois remplies de 300 personnes, continuent de partir.

Autrefois symbole de stabilitĂ© dĂ©mocratique en Afrique de l’Ouest, le SĂ©nĂ©gal a Ă©tĂ© secouĂ© par de violentes manifestations antigouvernementales au dĂ©but de l’annĂ©e. Nombre de ceux qui quittent le pays rendent le prĂ©sident Macky Sall responsable de leurs difficultĂ©s Ă©conomiques et accusent son gouvernement de «vendre» leurs mers aux sociĂ©tĂ©s Ă©trangĂšres.

«Si (le gouvernement sĂ©nĂ©galais) nous aidait, les enfants ne partiraient pas», dĂ©clare Gotte Kandji, pĂšre de Mor Kandji, 16 ans, l’un des 27 enfants de Gotte, qui fait partie des survivants.

«Nous n’avons pas de routes ici, nous n’avons pas d’électricitĂ©, nous n’avons pas d’hĂŽpital ni de centre de santé» a dĂ©clarĂ© Gotte depuis sa maison de Diogo Sur Mer. «Nous en avons assez».

Ses deux fils aĂźnĂ©s ont fait le voyage risquĂ© vers les Ăźles Canaries il y a prĂšs de vingt ans, alors qu’ils Ă©taient adolescents. L’un d’eux a mĂȘme obtenu la nationalitĂ© espagnole. Mor rĂȘvait de rĂ©ussir sa vie en Espagne, comme ses frĂšres.

Par le passĂ©, les autoritĂ©s sĂ©nĂ©galaises poursuivaient les parents qui avaient aidĂ© leurs enfants Ă  partir. M. Kandji insiste sur le fait qu’il n’a jouĂ© aucun rĂŽle dans l’échec de la tentative de migration de son fils : «Tous les SĂ©nĂ©galais doivent s’inspirer de ce voyage pour ne pas le rĂ©pĂ©ter».

Pourtant, deux mois seulement aprÚs le retour de Mor, quatre des fils aßnés de Kandji ont embarqué pour les Canaries. Mor est désormais le seul fils qui reste à la maison. On ne sait pas combien de temps il y restera.

Sans emploi, les 38 survivants sont revenus Ă  leur misĂšre initiale. Ils ne voient pas d’avenir au SĂ©nĂ©gal et cherchent toujours un moyen de s’en sortir, mĂȘme si cela signifie jouer Ă  nouveau leur vie dans l’Atlantique.

Parmi eux, Boye, l’un des pĂȘcheurs rescapĂ©s, lutte pour subvenir aux besoins de sa famille. D’un cĂŽtĂ©, embarquer sur un autre bateau pourrait laisser sa femme veuve et ses deux enfants orphelins. Mais s’il s’en sort et trouve du travail en Europe, il pourra envoyer suffisamment d’argent au pays pour leur construire une maison.

«Lorsque vous n’avez pas de travail, que vous n’avez rien Ă  faire, il vaut mieux partir et tenter sa chance».

—

Les journalistes d’AP Ndeye Sene Mbengue et Zane Irwin ont contribuĂ© Ă  ce reportage depuis Fass Boye.

Traduction par Alexander Sigal.

Par Renata Brito Et Felipe Dana, The Associated Press